Lecture : Eugène Savitzkaya, La disparition de maman, Minuit, 1982
Consigne : Expérience/Jeu. A partir d’un objet chargé d’une force particulière, qui représente quelque chose du passé, décrire les sensations qu’il me procure (texture, odeur…) puis tout doucement élargir le champ. Dans un mouvement. Pour au final dessiner un monde.
Il est assis face à moi sous l’auvent de la tente tellement de guingois que tout tangue à gauche. Je masse sa marque sur mon épaule son tracé en motifs rouges rosés violacés. Voyons : dessin de bretelle – une broutille. Voyez : ma chair à vif preuve irréfutable de nos enlacements.
ô mon vieux sac à dos, ô ma vielle carne. Avec ses bretelles élimées, mains dans ses poches blindées barres de céréales boussole opinel bagatelles. Et sa culotte trouée qui sème quelques graines de quinoa au quidam.
ô ma coquette coquille qui pue presque autant que mes godillots à force de servir d’étendoir à ma seconde paire des chaussettes qui sèchent sur son dos au grand air au vent des cols au soleil d’altitude.
ô mon poids lourd, ô ma remorque à armatures. Le soleil jette un œil par-dessus les montagnes. On dirait qu’il guette pour voir si le matin arrive. Il est temps de tenter une sortie hors de la tente. Je cale mon rocher de Sisyphe contre les pierres apparentes du refuge qui se dore la tuile en haut de la chaume comme un vieux chat lové en boule.
Et tandis que je me brosse les dents dans le bassin en bois qui bloblote en bulles béates, je me demande comment il peut encore supporter que je le porte quinze ans après nos premières balades sur les crêtes bouffies de sapins plantés comme des épieux entre tourbes et courrues de débardeur entre sentes empierrées et frayées dans la neige entre giboulées de mars et roulades dans les bruyères.
Souvenirs clairs comme de la sueur qui coule entre les omoplates. Frisson.
Voyons : je me plie le porte peste contre son chargement digne d’un vendeur ambulant – réchaud cartouche de gaz popote gourde chapeau chèche polaire drap de soie cartes matelas duvet provisions briquet lampe frontale trousse de toilette serviette carnet roman de Kerouac. Et je lui offre en sus la vue au prix fort la place VIP les loges avec mignardises et champagne. Voyez : paysage de pâturages. Trouée sur le monde. La main en visière qui sert d’ouvre-boîte à la conserve du panorama.
ô mon vieux sac à dos, ô ma vielle carne.
Et moi plié en deux par son poids le nez sur le bout usé de mes godasses.
Thème : « écrire de l’intérieur »
Lecture: Emily Dickinson, Poème 301
(traduction de Claire Malroux)
Consigne : appuyer sur ce poème et de reprendre deux choses
: la forme et le thème. La forme : Vous aussi, écrivez un poème découpé en paragraphes
courts débutant par : "Je me dis" ou quelque chose d'équivalent. Et
que vos paragraphes se terminent toujours par une question qui se répète, comme
dans le poème d'Emily Dickinson, quand elle écrit : " Et puis après
?" Le thème : La forme y mène naturellement, mais ce serait : ce que la
voix intérieure se dit quand on lui donne la parole.
Je convoque les mots
Les aligne d’alinéas en idées aléatoires
Même atrophiées, même souffreteuses ; clopinant même
Et que devient le poème ?
Je convoque les mots
Qu’augurent quelques consonnes mais
Qu’aucune voyelle ne voyait en somme
Et que devient le poème ?
Je convoque les mots
Les prend en filature dans un filet à papillon
Puis me dessille les pupilles à leur frondaison
Et que devient le poème ?
Je convoque les mots
Qui écaillent ma parole et irisent ses échos
- L’espace est brisé ; le silence à travers
Et que devient le poème ?
Thème :
« écrire dans le mouvement »
Lecture :
Ingeborg Bachmann, Toute personne qui
tombe a des ailes, poésie/Gallimard, 2015
Consigne :
Reprendre ce mouvement du bas vers le haut et, dans ce mouvement inscrire son
écriture, grâce à la description (élévation, verticalité).
maigres bouleaux pantelants, fougères, fleurs de genêts
- à peine la pierre affleure (sans gêne)
à mes pieds
sente serpente sapins ; joue de l’adret balafrée brune et striée d’ombres noires
que ma démarche haletante arpente et azimute
pied à pied
dégagement alors et souffle court, mollets amollis
touffes jaunes vertes : gentiane, tiges effilées soleils au visage d’ambre : arnica
chaume enfin, respiration (la crête dodeline) respiration, ballons arasés, respiration
mes mains se joignent et fomentent un cadre au paysage ; j’appareille
sans trépied
sueur contracture ampoules, à court d’idées, accoure la nécessité :
grimper plus haut encore, sommet tremplin trampoline, fumerolle embrassée par la bise
je perds pied
et mon corps plus léger
Thème :
le « bon » problème = moteur : élan, vitalité dans ce qui coince,
dans l’empêchement, dans l’obstacle
Lecture :
Goliarda Sapienza, L’Art de la joie,
Le Tripode, 2016
Consigne 1 :
commencer direct par l’obstacle qui doit être à la source de l’action, du
dialogue, etc.
Je bute
Contre ces premiers mots
Dès ce je
Dès ce bute je bute
Je bute à m’en rebuter
Il faudrait désensabler ce je
Ôter un à un les grains qui le grippent
Un à un les grains qui s’agrippent en grappes
Il faudrait balayer le sable de la baie
Puis mordre la baie agglutinée à la grappe
Pour en extraire le jus de raison
L’huile à dégripper
La quintessence
Je bute
Contre tous les mots
Contre le mot mot
Qui me ment effrontément
Je bute à m’en buter
Il faudrait faire gicler les mots en grappe
Les mots-alambics
Les faire étinceler en bouquet final
Mais le goût du jus me débecte
L’essence des mots pue le gasoil
Ces mots moteurs ne m’émeuvent plus
Ils pétaradent en vain et m’asphyxient au point où
Je m’en lave les mots
Thème :
intérieur/extérieur, rapport dedans/dehors
Lecture: Fiodor
Dostoïevski, Crime et châtiment
(trad. André Markowicz), Actes Sud/Babel, 2002
Consigne 1 :
état entre rêve et réalité (images, tourbillon), juste avant de s’endormir,
pleins d’images qui se succèdent, avant de tomber dans le sommeil = pas de
réflexion, pas de cohérence, acceptation totale, l’esprit part, qu’est-ce qui
vient quand on ne s’accroche pas ?
Quelques notes lancinent encore dans ma caboche amochée pas trop de samples, de sons, de soli – au lit ! C’est le bal des vampires en pire, le bal des Vamps, des Cramps, des crampes au ventre, c’est le bal des slows, en motion capture, tutu et valse rupture ! Je m’allonge comme une planche et plonge mais l’oreiller ne suffit à m’étouffer. M’aurait fallu un pouf. Et le saxo en supplique me tend la main mais je creuse et creuse en trombe. Ma tombe. J’aimerais me morfondre en toute impunité mais le sommeil menace un max. Je lui lance un doigt comme je le ferais d’une lance. Métaphore du matador. Il me plaque et me voilà à côté de la plaque. Le KO est cocasse ; il m’encastre dans des souvenirs dont je n’ai pas souvenir. La mémoire tarde souvent à venir. Des corps, des esprits me reviennent, des décors des scènes des arènes. Un matamore amoureux à mort me mate. C’est l’échec de la pensée, le règne de l’araignée qui tisse et se rend mais tisse à nouveau ma peau d’améthyste. Dérision des rizières que je chine dans l’espace-temps tempéré de ma caboche amochée. Tout ce cinoche en panoramique me pique les yeux gonflés de sommeil à retardement, prêt à exploser en mille firmaments – faisant des petits bouts de ma mémoire, brisant le vase de mes souvenirs, découpant les pointillés de mon existence cuite à point. Je pivote et bastonne mon drap qui me prisonne, ma taie que j’ai maté et mon sommier me refuse le sommeil. J’attends les rêves endimanchés pour le bal de l’Empire, je crains les cauchemars éméchés qui valsent mon emprise. Tapis rouge pour les Vamps, les Cramps, les crampes au ventre.
Thème :
mouvement, mise en action, rythme
Lecture: Jamaïca Kincaid, Au fond de la rivière, L’Olivier, 2001 (« La
lettre de chez moi » et « Noirceur »)
Consigne
1 : raconter un souvenir avec rythme, musique. Chaque chose que je
vais nommer va correspondre à une action, va agir = VERBES. Un sujet = un
verbe. Mêler les temps afin de créer du dynamisme.
Le souvenir picore ma peau de parchemin, chemine de part en part, mes poils dressent l’oreille, mon épiderme jubile jubile jubile – ce n’est pas le cerveau qui consigne. La peau numérise, la peau imprime, la peau convoque le chant du souvenir. Le ternaire saute à cloche-pied. Une fois était l’île, une fois était elle. D’elle l’île le souvenir brode, la mémoire relie les points suivant les points les points les point-il-lés, le patron plastronne – je vêts mon souvenir cousu main, je m’en fais masque, c’est mon visage qui marque. Mon visage qui sismographe, ma graphie qui envisage, mon souvenir qui émerge de son hivernage. Voyons : l’île manifesterait sa joie, fanfaronnerait d’émerger tant, de tant vivre dedans mon souvenir. L’île manquerait de chavirer à trop se fendre la poire ; elle sera obligée de se cramponner au bastingage de ma mémoire. Ma mémoire qui furibarde prend ses cliques et ses claques – elle en a sa claque des cloques dues au sable bouilli de mon îlot pas si loti sur pilotis. Le ciel y est d’encre et la mer d’encre, les palmiers y sont d’encre et les crabes d’encre, la tranquillité y est d’encre et le bronzage d’encre – l’ancre itou. Pourtant mon île serait alanguie, pourtant mon île flirterait avec le continent, pourtant mon île ferait la transat en solitaire, pourtant mon île déchirerait le voile, pourtant mon île tendrait la main à ma mémoire – pour autant mon île ira à vau-l’eau. Le souvenir se fragmente en foule et moult fissures. Mon île bat de l’aile. Le souvenir fomente, mon île fabule. Le cerveau n’a pas consigné, il défile la maille en suivant les points les points les point-il-lés. Voyons : où vont les souvenirs quand ils rentrent chez eux ?
Consigne 2 :
Tourner autour d’un même motif. Dans tous les sens.
L’absurde de ma situation, c’est ton absence. Ton absence équivoque qui vogue trop près des berges de ma mémoire. Ton absence, c’est mon essence absolue. Ton absence qui me noie, ton absence qui me broie du noir, ton absence qui me casse le sucre delà mes épaules sans horizon. Ton absence éclabousse tout, ton absence badigeonne le paysage, ton absence emprisonne ma vue. Je vis dans un Pollock qui aurait oublié de tremper son pinceau dans un pot. Ton absence est silence aussi. Une sordide sourdine. Ton absence me dicte, ton absence m’impose. Ton absence est silex - elle me flambe. Ton absence me tranche la trachée, y laisse un trou béant duquel les mots se carapatent, à quatre pattes, intacts. Ton absence n’a jamais autant comblé ma langue. Verdict : ton absence n’a jamais été aussi présente.
Dès le premier abord, l’objet s’avère séduisant. Plus qu’un album, on tient dans les mains un véritable livre-disque. Vierge de tout nom ou titre, il n’est reproduit en guise de couverture qu’un petit dessin au crayon. On y voit comme une explosion de volcan et à côté, toute petite, une silhouette qui se promène tenant une étoile comme elle tiendrait un ballon de baudruche à la foire. Et dès les premières notes, l’objet séduit encore plus. Un arpège de guitare : je pense immédiatement à Matt Elliott. Mais mon inconscient est certainement guidé par les circonstances de la découverte de la musique d’Heselton… en première partie de Matt Elliott justement. C’était en 2019 dans la petite salle de la médiathèque de Vendenheim en Alsace. Heselton y présentait un tout autre projet : l’album Health to your hands avec l’Istanbuliote Merve Salgar au tanbur. C’est très beau. J’ai voulu en savoir plus…
Ross Heselton joue donc une musique folk et chante en anglais. Il faut dire que le bonhomme est d’origine britannique. Comment a-t-il débarqué à Strasbourg ? Je n’en ai pas la moindre idée. En tout cas, il est une des figures majeures du microlabel strasbourgeois Soleils Bleus que j’ai découvert par la même occasion et que je ne saurais que trop recommander. Sa musique est folk certes, mais à forte aspiration blues, ponctuée d’un je ne sais quoi d’hypnotique qui me fait penser à d’autres musiques traditionnelles qu’on entend ailleurs dans le monde mais que mes connaissances auraient du mal à restituer avec précision.
Difficile de le comparer à d’autres chanteurs d’aujourd’hui. On pourrait le situer plus ou moins dans le cousinage contemporain des Keaton Henson, Sean Rowe, Will Stratton, José González ou bien encore St Augustine (pour citer un français). En remontant plus loin, on pensera bien sûr à des mecs comme Roy Harper ou Michael Chapman – lui cite plus volontiers Odetta.
Revenons donc aux morceaux. Il n’y en a que trois (mais pour 25 minutes de musique !). Les trois ont des choses en commun : leur sobriété et leur côté écorché vif. Heselton livre en effet une musique brute et sans artifice. Viscérale. Tout ce que j’aime !
Les paroles, on s’en serait douté, frappent fort. Cela tombe bien, elles sont reproduites et surtout traduites en français dans les pages du livre. Les traductions (entreprises avec l’aide d’Iwan Warnet), qui ne sont pas tout à fait littérales, deviennent presque de nouveaux poèmes en marge des chansons. D’ailleurs ce n’est pas la seule raison qui justifie le choix du livre-disque car, outre les traductions, Heselton nous livre aussi quelques clés à propos de chacun des trois morceaux : quand il a été composé, quelle en est l’origine ou les influences, etc. Quand on sait qu’il y a aussi un poème en « bonus » ainsi que d’autres dessins de Léonie Risjeterre (qui a fait le dessin de couverture dont je parlais plus haut), on se dit que, vraiment, l’objet est pensé comme un tout et qu’il en a d’autant plus d’éclat.
L’album commence par « Saint James infirmery », une chanson traditionnelle qui remonte à des âges anciens et que Louis Armstrong a fait connaître. Elle fut ensuite reprise par nombre d'artistes (Pete Seeger et Dave Van Ronk notamment) dans des versions plus ou moins variables (qu’on pense dans le même genre à « The house of the rising sun » ou à « Where did you sleep last night »). Ce qui frappe le plus, c’est que la voix d’Heselton aussi semble remonter d’un âge très ancien. Et pourtant elle appartient à un jeune homme né en 1994 ! La mélodie est lancinante, les mots s’étirent. Heselton prend le temps de poser les choses, d’amener l’histoire, celle d’un homme qui raconte être allé à l’infirmerie Saint James et y avoir vu sa chérie… sans vie. Ce « let her go » plaintif et suppliant donne la chair de poule.
Suit un morceau de choix qui peut fasciner autant que rebuter. Dix minutes et pas un seul instrument si ce n’est le battement des pieds et des mains qui donnent le rythme. Dix minutes de colère contenue. « Song to the white man » est une chanson fleuve, une litanie enragée. Pour moi, ce fut une claque. Je l'ai ressenti comme un véritable cri du cœur qui met en mots et en voix la honte que je pourrais parfois éprouver en tant qu’homme blanc, occidental, hétéro, vis-à-vis du nucléaire, des OGM, de la colonisation, du suprématisme blanc, des violences policières, des profits de l’industrie pharmaceutique, des féminicides ou de la négation des droits des migrants. Je sais que Heselton lui confère un sens un peu différent mais pas si éloigné; celui d'une colère envers un système de croyances et de pouvoir hétéro-patriarcal-blanc-capitaliste-colonial-etc dans lequel on grandit en Europe, et le fait que ce système se reproduit en s'implantant et se perpétuant dans nos manières de percevoir, de se comporter, d'exister. La formule répétitive « talkin’ about » fait immanquablement penser au talking blues de Bob Dylan. Même dénuement âpre. C’en est presque chamanique : « You have made me ashamed ! »
« Layer after layer » conclut l’album de manière beaucoup plus douce. Les notes s’égrènent sur des arpèges de guitare. C’est une chanson de rédemption, mais où l’artiste n’est pas à genoux devant un quelconque dieu mais face à soi et aux autres : « I hang my head in shame / I never meant no harm ». Un texte que n’aurait pas renié Johnny Cash n’est-ce pas ? Le final en majeur confirme que la rédemption est possible et qu’on peut se relever, s’élever peut-être…
Au final, ces trois chansons ont un propos a priori assez différent mais elles sont mues par une même force qui sourde du pus profond de l’être et que le jeu de guitare brillant et la voix venue du fond des âges véhiculent directement dans nos oreilles. Un album déroutant et puissant.
Ross Heselton – Layer after layer (Soleils bleus/Martian’s parlor, Strasbourg, 2017). Il en existe 200 exemplaires, numérotés à la main.
A PROPOS

Membre du comité de rédaction de REVU, la revue de poésie snob et élitiste. Pigiste pour Pokaa. Cycliste urbain, arpenteur de Strasbourg en tous sens. (plus de détails par ici)

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